New CFP in French: Technologies numériques, rhétoriques et métaphores

Cahiers du Gerse, 2022 (Presses de l’Université du Québec)

Le développement des technologies numériques, à l’exemple de la ville connectée, des données massives, de l’intelligence artificielle et de l’Internet des objets, est appuyé par un ensemble de discours mobilisant de multiples figures et différents topoï. Par divers procédés de langage et stratégies rhétoriques (Perelman & Olbrechts-Tyteca, 1958 ; Perelman, 1997 ; Reboul, 2013), ces argumentaires visent à légitimer ou, plus rarement, à critiquer une numérisation de plus en plus croissante des sociétés.

À titre d’exemple canonique, les données numériques, collectées dans le cadre de pratiques du Big Data, ont été qualifiées de nouvel « or noir », leur accordant ainsi le statut de « matière première » en attente d’être « forée » dans des « mines » ou plutôt des « fermes de données » (Puschmann & Burgess, 2014 ; Colombain, 2015 ; Awati & Buckingham Shum, 2015). Suivant l’imaginaire extractiviste à la base de la métaphore, elles seraient des ressources quasi naturelles disponibles et prêtes à être « exploitées ». De manière générale, les technologies numériques sont souvent comparées à des éléments naturels ou à des forces de la nature : il peut être question d’un « archipel » de dispositifs connectés (Greengard, 2015), d’un « océan » de données numériques (McKinsey, 2018), de « constellations » d’instruments connectés (Batty et al., 2012), de la « tornade » des nouvelles technologies (Deloitte, 2015), du « déluge » du Big Data (IBM, 2014), d’un « tsunami » de données (Corbin, 2014) ou encore, plus communément, du « nuage » informatique. Quasi catachrèse, cette dernière métaphore est d’ailleurs aujourd’hui très répandue et convainc, de manière erronée, du caractère « immatériel » des réseaux et des systèmes informatiques par lesquels transitent et sont collectées, conservées et traitées les données numériques.

En fait, un grand nombre de discours mobilisent différentes figures métaphoriques, textuelles ou visuelles, inspirées du monde naturel pour référer à un aspect ou un autre des technologies numériques émergentes. Si la fonction première d’une métaphore est de saisir des notions abstraites de manière plus concrète, nous souhaitons plutôt travailler sur la visée argumentative et persuasive des métaphores (Bonhomme, Paillet & Wahl, 2017) employées pour parler de ces technologies. À un plus haut degré fonctionnel (Bonhomme, 2017), il s’agit d’évaluer le potentiel de séduction et de manipulation de telles métaphores en les inscrivant dans une rhétorique plus large qui semble aujourd’hui dominer les discours, d’abord économiques. Par exemple, cette naturalisation des développements technologiques, qui laisse croire à un caractère objectif, neutre et apolitique des technologies créées, n’est pas sans conséquence sur les façons dont nous nous représentons le monde, les Autres et la société. Comme l’écrivent par exemple Hwang et Levy (2015), les métaphores ont leur importance, car elles peuvent influencer les lois et les règlementations reliées à la collecte et aux usages des données. Plus largement, ces figures participent à l’acceptabilité sociale en familiarisant le public aux nouvelles technologies (Béguin-Verbrugge, 2004).

Nous souhaitons en ce sens examiner les implications pragmatiques de ces métaphores (Bonhomme, 2014). Annette Béguin-Verbrugge le rappelle, d’un point de vue peircien, « la métaphore n’est pas la conjonction de deux termes mais la conjonction de deux espaces mentaux faits d’ensembles de concepts et de relations entre concepts, dont l’actualisation est soumise à des probabilités plus ou moins grandes d’associations, selon la force de leur ancrage social et le degré de coopération du [lectorat] » (2004, p. 85). Les métaphores tirées des forces de la nature, pour reprendre cet exemple, peuvent connoter l’idée d’inévitabilité, de passage obligé dont on ne peut se soustraire ni modifier la trajectoire : l’imagerie de la tornade ou du tsunami – bien que pouvant exprimer, selon le positionnement discursif et axiologique des auteur·rice·s, une certaine anxiété face au changement technologique –  traduit une universalité naturelle, l’intégration à l’ordre naturel des choses, voire un certain fatalisme ou une passivité face à l’impossibilité présumée de pouvoir maîtriser totalement le « déferlement » technologique.

Par ailleurs, comme l’a suggéré Max Black (1962), une métaphore n’agit pas forcément en sens unique. La métaphore informatique de la mémoire humaine, par exemple, est une parfaite illustration de cette implication rétroactive : si, d’un côté, certains chercheur·se·s « machinisent » la mémoire en estimant qu’elle possède un fonctionnement similaire à un système informatique, cette métaphore participe aussi à « organiciser », en pensée, les systèmes informatiques – voire leur donner « vie ». Les implications de cette « contre-réaction » sont nombreuses, à commencer par le pouvoir cédé aux technologies d’intelligence artificielle et aux autres systèmes informatiques d’autonomisation.

Notre ouvrage souhaite ainsi, en premier lieu, interroger les grandes catégories métaphoriques qui participent à persuader du bien-fondé du développement technologique. Il s’agira de dresser des typologies systématiques à l’exemple des métaphores climatiques, végétales, écologiques, biologiques, extractivistes, liquides (Bernardot, 2018), agricoles (Poole, 2018) ou autres. Notre projet s’intéresse également aux grandes thématiques rhétoriques. En effet, au côté des rhétoriques naturalisantes prises en exemples, de nombreux types de rhétoriques sont exploitées par les discours enthousiastes à l’égard du développement numérique : on peut nommer, entre autres, la rhétorique de la nécessité, la rhétorique révolutionnaire, la rhétorique de la participation citoyenne (Dean, 2002 ; Gélinas, 2017) et la rhétorique du « solutionnisme » (Morozov, 2014). Il nous semble aussi important de contextualiser diachroniquement et synchroniquement les métaphores dans les discours : à quel moment apparaissent-elles? Qui est à leur fondement et qui s’en fait le relai? Si l’on se fie par exemple aux travaux de Sue Thomas (2013), la mobilisation de métaphores tirées de la nature et du monde vivant pour parler du numérique n’est pas inédite, mais accompagne bel et bien l’avènement de la cyberculture.

Ainsi, l’objectif de cet ouvrage collectif est d’explorer, d’analyser et de situer les rhétoriques et les métaphores entourant le déploiement des technologies numériques du côté de ceux et celles qui défendent les projets de développement, et éventuellement du côté de ceux et celles qui les critiquent. Il ne s’agit pas de faire émerger des enjeux liés à la technicité numérique, mais de mettre au jour les effets de l’imaginaire au sein duquel la numérisation des sociétés prend place – autrement dit, de démystifier les élaborations discursives, les cadrages rhétoriques volontaires ou involontaires, les champs lexicaux, les figures, les éléments de langage ayant un pouvoir de conviction ou de persuasion. Ces cadrages peuvent parfois nous détourner d’enjeux importants et influencer nos actions concrètes. L’étude du langage et de sa mise en forme constitue en ce sens un travail éthique fondamental.

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