LE PARADOXE DU VIN SELON LES VOYAGEURS OCCIDENTAUX
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Université de Meknès, Morocco
barnoussim@ymail.com
Abstract
From the Middle Age to nineteenth century, wine constitutes a real headache for Westerners travelers visiting Muslim’s land. These travelers knew that Islam had prohibited wine in all those societies, but they noticed at the same time how this drink was appreciated and consumed by people. This intricate situation gave rise in travel narratives to many discourses and fictions about the origin of wine’s interdiction, Arabs’ taste, Islam and pleasure, etc. The variety of discourses and scenarios about the taste of the other, in particular about wine interests us from an semio-cultural point of view; not only because all those forms of fiction give precious information on culinary prejudgments, but also because they reveal their proper culinary mythologies, in particular those concerning wine.
Introduction
Depuis quelques décennies[1], les études sur l’aliment se sont développées avec une vitesse surprenante. L’anthropologie, l’historiographie et la sémiotique ont montré diverses facettes de cet objet d’étude, non seulement pour comprendre le statut important qu’il occupe dans la construction de la semiosis sociale et interpersonnelle, mais son rôle déterminant dans la sémiosphère. Devenu un marqueur culturel de la plus haute importance, l’aliment révèle beaucoup de choses sur l’identité, la culture et la psychologie de l’autre. Seulement lorsqu’il s’agit d’une culture étrangère, la saisie de tous ces éléments devient problématique puisque faisant appel à des préjugés et à des stéréotypes qui mettent à nu aussi bien les préjugés sur l’autre, que ceux sur sa propre culture culinaire. D’un point de vue sémiotique, cette problématique nous intéresse car elle nous permet d’interroger les spécificités du discours culinaire sur l’autre, c’est-à-dire ses fables culinaires d’une part et d’autre part de comprendre comment les voyageurs occidentaux construisaient leur propre mythologie culinaire, particulièrement celle du vin.
Cette saisie embarrassée et brouillée se trouve en même temps, et c’est un des buts de cet article, tributaire du contexte historique et de l’évolution du récit de voyage, support discursive choisi ici pour étudier cette saisie. La thématique du vin dans les récits de pèlerinage, la chronique historique, la relation ou le récit de voyage sous sa forme laïque et désormais moderne, se décline à chaque fois de façon différente, faisant parler à la fois sa bibliothèque de référence et la tension entre sa propre saisie et les références de son époque.
L’objet de cette étude est de retracer brièvement les différentes saisies de la semiosis du vin dans le récit de voyage sous ses multiples formes ainsi que les codes avoués ou implicites à l’œuvre et qui révèlent comment cette dernière est au carrefour d’une série de thématiques sur l’Islam, le christianisme, la jouissance, le plaisir, le corps, l’autre et soi.
Depuis la littérature religieuse, comme exemples la Bible et le Coran, l’aliment s’est imposé comme véritable topos littéraire. Le récit de voyage a été pendant longtemps influencé par cette littérature où l’aliment est d’abord et avant toute chose le vecteur d’une identité religieuse. Mary Douglas (1966) a été dans ce domaine une pionnière puisqu’elle a, à travers son œuvre, révélé les ressorts sémantiques de cette construction de l’identité religieuse, et souvent donc de l’identité tout court, par l’interdit culinaire. Rappelons ici son explication de l’interdit culinaire chez les hébraïques qui fonctionne plus comme marqueur d’une identité et d’une volonté de démarcation par rapport à toute forme d’altérité.
Le récit de voyage a reproduit pendant plusieurs siècles le modèle religieux, en essayant de s’en émanciper depuis le Moyen Age jusqu’au XVIème siècle. En effet, les thèmes dominants dans les récits de croisade ou dans les récits de pèlerinage sont la nourriture comme moyen soit de dénigrement et de guerre contre les sarrasin, soit comme motif de célébration d’une identité catholique fondée essentiellement sur la présence bienveillante du Dieu chrétien –thème de la manne et du miracle culinaire- ou des valeurs de charité et de partage propres à la communauté catholique. Les récits qui suivent vont plus ou moins s’émanciper de ce modèle catholique pour inaugurer une nouvelle vision et une nouvelle approche du culinaire de ce que mange et boit l’autre et de la façon de se l’expliquer.
A l’aube des grandes explorations géographiques, de la Renaissance et d’autres bouleversements culturels et socio-économiques, l’Europe découvre la différence, l’altérité sous ses multiples formes. La littérature n’échappe pas non plus à ce séisme. Dans les récits de voyage du XVème siècle, l’intérêt que commence à avoir l’autre n’est pas sans susciter quelques curiosités, voire quelques angoisses, et ce à cause de plusieurs mœurs culinaires qu’on n’arrive ni à comprendre ni à expliquer. Une de celles-ci concerne le vin. C’est un produit qui intrigue beaucoup les voyageurs de cette époque, car inscrit dans un nœud inextricable de contradictions et créant ce que l’on peut qualifier de paradoxe du vin. Dans son journal daté du XVème siècle, Louis de Rochechouart raconte cette scène anecdotique certes, mais combien emblématique du sujet qui nous intéresse :
Au moment de l’offertoire, le père gardien[2] nous fit de nombreuses recommandations. Tout d’abord il a absous ceux qui étaient rentrés en terre sainte sans licence pontificale, ensuite il nous a exhortés à l’amour fraternel…en troisième lieu, concernant les périls rencontrés habituellement par les pèlerins, il allait de soi que nous devions nous déplacer tous ensemble en prenant garde à nos bourses, et que nous devions cacher notre vin, parce que les Sarrasins l’apprécient beaucoup. (Louis de Rochecouart 1997 [1461] : 1139).
L’anecdote fait sourire, mais elle est révélatrice d’un sujet qui intrigue les voyageurs de cette époque. Le vin, une boisson très prisée chez les Arabes, les intrigue. Ils ne comprennent pas la clandestinité de cette boisson, ni son succès, malgré la surveillance renforcée au niveau des portes des villes et malgré les mesures punitives contre quiconque en boit ou en possède. La recherche des causes de ce phénomène révèle tour à tour et de manière paradoxale une volonté de comprendre et la tentation irrésistible de bestialiser l’autre. Dans la relation de Louis de Rochechouart, on peut lire :
Les Sarrasins qui habitent en Syrie, en Egypte, en Berbérie et jusqu’à l’Asie Mineure sont des gens bestiaux. Ils servent la loi de Mahomet et le Coran. Cependant contrairement à leur loi, ils boivent du vin, j’en ai vu plusieurs le faire, quand ils n’ont pas de vin, ils font bouillir des raisins qu’ils ont en grande abondance, et avec lesquels ils font un assez bon vin. (Ibidem : 1165).
Le vin continue d’intriguer autant par le rapport paradoxal que les dits Sarrasins entretiennent avec cette boisson, que par l’interdit qui le frappe. Les voyageurs ne comprennent pas le sens de cet interdit et tentent de trouver des explications dans les histoires colportées à ce sujet. C’est l’occasion de recourir au niveau de l’intertextualité à des topoï de manuscrits trouvés, d’histoires colportées qui tournent autour de l’interdiction du vin par Mahomet. Toutes ces histoires sont des variations sur un même thème : piégé par le vin Mahomet décide de ne plus en boire ; des moines jaloux décident de se débarrasser de lui en le faisant boire et une fois ivre, lui subtilisent son épée, tuent quelqu’un avec, la remettent à sa place et lui font croire que c’est lui le coupable :
Mahomet prit son épée, la tira du fourreau et la vit ensanglantée. Il crut donc qu’il était vrai qu’il avait tué le moine. Aussitôt il prononce la promesse de ne plus jamais boire du vin, ni lui ni les autres païens. Et ainsi ils s’en gardent par peur, mais non par dévotion : là où ils en trouvent, ils s’y noient. (Emmanuel Piloti 1997 [1420] : 1243).
Une autre légende relative à l’interdiction du vin réactive une vieille histoire de façon un peu hasardeuse attribuée à Mahomet en mobilisant deux personnages célèbres de la littérature populaire arabo-musulmane. Il s’agit de Haruth et Maruth, deux personnages réputés pour leur maîtrise absolue de la magie noire. La forme de cette histoire est un peu laborieuse, mais à cette époque on ne s’embarrassait pas de lourdeurs ni de digressions ; nous en reproduisons ici une partie pour son intérêt historique et pour sa valeur symptomatique du retour du préjugé religieux :
La raison pour laquelle ce porc de Mahomet a interdit le vin se trouve dans la Doctrine de Mahomet. Il y avait deux anges, Baroth et Maroth, envoyés par Dieu sur terre pour gouverner et instruire le genre humain. Ils interdirent trois choses, tuer, juger injustement, boire du vin. Au bout de quelque temps, ces deux anges parcoururent le monde entier et une femme d’une très grande beauté vint les trouver. Elle était en procès avec son mari et invita les anges à dîner pour qu’ils soutinssent sa cause. Ils acceptèrent. Elle apporta avec les plats des coupes de vin, leur en offrit, insista pour qu’ils en prisent. Que dire de plus ? Vaincus par la malice de cette femme, ivres, ils acceptèrent de révéler ce qu’elle leur demandait, que l’un lui apprit les paroles qui leur permettaient de descendre du ciel et l’autre celles qui leur permettaient d’y remonter. Quand elle les sut, elle monta aussitôt au ciel. A son arrivée, Dieu fit son enquête et fit d’elle Lucifer, la plus belle des étoiles, comme elle avait été la plus belle des femmes. Quant aux anges, Dieu les convoqua et leur demanda de choisir entre un châtiment en ce monde, ou dans l’autre. Ils choisirent ce monde et furent jetés, tête la première, attachés à des chaînes, dans le puits du diable où ils resteront jusqu’au jour du jugement. Voilà ce que raconte ce faussaire, fils aîné du démon. (Symon Semeonis 1997 [1330] : 979)
Le thème du vin, plus précisément du vin interdit dans la culture de l’autre, permet ici de stabiliser une culture du vin propre aux voyageurs. Derrière la condamnation et les insultes, le vin se profile comme un marqueur culturel. Il permet de parler implicitement d’une culture du vin où la modération, le sens et le sacré sont présents, en parlant explicitement ou en feignant des prosopopées pour condamner une autre culture du vin faite de démesure, d’hypocrisie et de non-sens. La référence implicite de ce discours de vérité sur le vin reste d’abord et avant toute chose liée à la référence cénique. Le vin reste lié à Jésus Christ et c’est pour cela que lorsque nos voyageurs tentent d’en parler dans la culture de l’autre, ils le lient directement à Mahomet. Ce qui est mis en avant dans ces explications, c’est plutôt la peur de ne pas se contrôler et de commettre des erreurs que l’on regrettera sûrement. Ce qui est sous-entendu, c’est que le vin est chez l’autre synonyme de dépravation, d’ignominie et d’absence de contrôle. Le discours sur le vin du voyageur occidental cache en filigrane un discours sur deux choix religieux. Ce discours procède par épuration et par exclusion. Epuration dans la mesure où il sous-entend deux représentations du vin : le modèle chrétien ouvertement assumé mais protégé par l’origine sacrée - la cène- et dans lequel cette boisson symbolise le sacrifice et le don de soi opposé au modèle musulman[3] qui est un modèle refoulé non assumé et qui donne lieu à des écarts proches par leurs débauches et leurs débordements du modèle bachique.
Parallèlement à cette vision très imprégnée du modèle religieux, d’autres formes, cette fois-ci laïques font leur apparition. La description du culinaire se trouve façonnée par un nouveau regard posé sur l’autre. Si ce dernier ne fait plus l’objet d’appellatifs totalitaires ; ce qu’il mange subit le même affranchissement et se trouve librement appréhendé par le regard du voyageur. Les récits de cette époque évoquent aussi telle habitude culinaire relative à telle communauté, tel interdit culinaire relatif à la confession de telle autre, mais autorisée par une autre partie de la même communauté. Le même bouleversement affecte des topographies alimentaires bien ancrées pourtant. De lieu exclusivement chargé de réminiscences bibliques, Jérusalem devient le centre d’une altérité culinaire aussi riche qu’intrigante. Cela impose entre autres, parmi les conséquences immédiates, la relativité des rites et des interdits culinaires. On peut lire par exemple : « Les Grecs célèbrent la messe avec du pain et du levain…les Arméniens diffèrent peu des Latins…comme les Grecs, ils mangent de la viande seulement deux fois par an, le vendredi. » (Louis de Rochechouart 1997 [1461] : 1164).
« Les Druses habitent entre Rac et Beyrouth. Ils ne croient pas en Mahomet mais en l’Evangile et ne mangent pas la viande de porc ; on les appelle Sarrasins. Ils ont une religion secrète sur laquelle ils ne veulent pas s’étendre. Ils boivent du vin ouvertement. » (Ibidem 1164).
« Les Raphati habitent à côté du Liban, ne croient pas aux disciples de Mahomet, mais en Mahomet seul. Ils sont hostiles aux Sarrasins et ne mangent pas dans de la vaisselle. » (1164)
« Les Arabes habitent en Syrie, en Egypte, en Berbérie jusqu’en Asie Mineure de par et d’autres du Jourdain, et vivent comme des bêtes sauvages…ils vivent de rapine de lait de chamelle et de viande, sont couverts de vêtements l’été, ne boivent du vin d’aucune sorte. » (Ibidem 1165).
Ces quelques citations révèlent la variété des habitudes culinaires mais au- delà, la possibilité d’autres encyclopédies et d’autres visions, même si le préjugé continue d’opérer avec une force incroyable[4].
Belon nous donne une idée précise de la Bière fabriquée en Turquie. En effet la posca est une boisson proche de la bière, et fort répandue dans les tavernes turques « c’est un breuvage blanc comme lait, épais et bien nourrissant, et entête beaucoup ceux qui en boivent par trop, jusqu’à les énivrer». Cette sorte de bière st faite d’orge et de millet et est peu coûteuse. Son mode de fabrication est assez simple, paraît-il, mais Belon ne nous dit rien sur le procédé de fermentation utilisé. On prend des graines d’orge ou de millet entières ou cassés qu’on fait cuire dedans une chaudière et on laisse cuire jusqu’à obtenir une pâte qu’on met dans de l’eau puis on laisse jusqu’à obtenir une « bevette épaisse ».
A propos des boissons des Turcs, Galland souligne le paradoxe des Turcs qui ne font pas de vin chez eux, mais qui le prennent chez les Chrétiens. Ce qui est nouveau dans le discours sur le vin, c’est son aspect cosmopolite, qui ne s’attarde pas beaucoup sur le paradoxe du vin chez les Turcs, mais qui passe directement chez les autres communautés :
Les autres nations boivent du vin, et en quantité, aussi bien que de l’eau de vie, le vin se recueille du pays et la plupart des marchands achètent le raisin pour le faire eux-mêmes chez eux [….] les juifs ne boivent pas du vin fait par les Chrétiens –il faut qu’il soit fait par eux-mêmes chez eux – et disent que leurs Khacams ont été obligés de faire cette défense, tant à Smyrne qu’en d’autres lieux. (Galland 1997 [1678] : 148-149)
Chez les Turcs, les boissons les plus prisées sont donc le Cahvé et les cherbet, c’est-à-dire des sorbets à base de fruits, de glaces et d’épices et qui se déclinent en une impressionnante variété de parfums : on peut en faire à base de violettes, de roses et d’autres fleurs mais cela est réservé aux riches ; pour les pauvres on en fait en général à base de raisins secs. D’autres curiosités sont évoquées, notamment les types de conservations des grenades et les vertus thérapeutiques de la glace (voir Galland 1997 [1678] : 175).
C’est à partir du XVIIème siècle que l’on remarque une évolution notoire dans la saisie du vin et ce grâce aux échanges économiques et à la découverte de nouvelles boissons telles que le café. Ces échanges économiques ont permis aux voyageurs, souvent de grands négociants issus de la bourgeoisie européenne naissante, de décrire et de parler de ce que mange et boit l’autre d’une façon nouvelle.
Lorsqu’on examine le récit de la première expédition de la compagnie des indes, on découvre un nouveau discours et de nouvelles références. Chez Laroque, auteur et initiateur de cette première expédition au Yémen, le café opère comme un médiateur idéologique, et se révèle en même temps comme un agent actif d’un imaginaire de l’indolence et de la profusion orientales, thèmes qui seront bien exploités tout au long du dix-huitième siècle. Mais ce n’est pas tout, deux aspects particuliers caractérisent ce discours : le premier concerne la construction de nouvelles valeurs idéologiques autour du café tels que la philanthropie et l’amour des hommes, le second, et c’est ce qui fait sa valeur au niveau des signifiés individuels, où le café est érigé contre le vin par l’auteur comme propice à la découverte de l’autre, tandis que le vin est consacré comme plutôt propice à la perfidie. C’est un cas intermittents dans les récits de voyage que celui de voir de nouveaux signifiés individuels remettre en question et invalider des signifiés socio-culturels aussi puissants et aussi bien établis que ceux attribués au vin.
Au XVIIIème siècle par exemple, nous retrouvons d’autres récits de voyage qui se démarquent par un discours fantasmagorique[5] sur la nourriture et sur la boisson de l’autre. Dans un récit comme celui de William Lemprière, médecin anglais ayant visité le harem et par la même occasion s’étant largement penché sur les mœurs culinaires marocaines, ce n’est pas tant le vin qui est mis en cause, mais c’est plutôt le fait de manger et de boire sans modération qui sont pointés du doigt. La fantasmagorie consiste à remarquer par exemple comment les Marocains boivent sans modération, le vin comme le thé, peu importe, et d’établir un lien grâce à l’enthymème entre cette absence de limite dans la façon de boire et l’absence de limite en ce qui concerne le sexe. Pour le médecin anglais, les Marocains tout comme le prince sont anéantis de débauche, car ils boivent beaucoup et cette situation augmente leur appétit sexuel. La répétition de la boisson favorise la répétition du plaisir sexuel. Le médecin ne nous explique pas comment ni pourquoi. Mais il semble avancer dans d’autres passages, sans établir de lien avec ce qui précède, que le désœuvrement est la cause première de cette frénésie pour la boisson, principalement le vin et le thé. Raisonnement antiémétique, mais aussi circulaire où la table conduit au lit et le lit à la table jusqu’à l’anéantissement.
Au XIXème siècle, siècle de l’expansionnisme européen en Afrique et en Asie, nous assistons au retour du discours totalitaire sur le vin, mais avec une particularité topographique. Le vin est étroitement lié à la description du ghetto juif et aux rapports entre Juifs et Marocains. L’évocation de ce lieu est lié au vin ou à l’alcool en général parce que les juifs étaient les seuls autorisés à le fabriquer et à le débiter selon la loi musulmane. Dans un texte comme celui des frères Taraud par exemple, ce qui est intéressant pour le voyageur, c’est la confrontation entre deux personnages et par la même occasion entre deux cultures du vin et de la boisson ; ici l’évocation du mellah et du vin se double de signifiés individuels propres au voyageur. Lorsque le voyageur évoque sa fréquentation des cabarets juifs et sa rencontre –distance- des autres clients, la forme de l’aveu et le ton intimiste ne sont pas les seuls à prendre en considération comme nous allons voir dans ce passage :
J’y ai passé moi aussi, bien des heures dans ce vermineux Mellah entraîné par le mystérieux attrait qu’exerce sur moi la vie juive. Un attrait au fond assez pareil à celui qui emporte les fassis vers le cabaret clandestin. Non pas que j’éprouve, comme lui, du goût pour la maia, qui n’est qu’un affreux tord-boyaux, ni que j’aie l’envie de séduire la femme du cabaretier, mais à moi aussi ce Mellah versait sa liqueur extravagante. (Les frères Taraud 1930 : 190)
L’aveu exprimé ici par le je énonciatif et par le moi aussi, de culpabilité, va au-delà du témoignage et focalise autour d’une boisson la Maia, sorte d’eau de vie produite exclusivement au Maroc par les juifs. La topographie alimentaire du Mellah prend ici des allures de paradis artificiels, de fleurs maladives ou de plaisirs défendus et honteux. Pour une fois, le voyageur et le fassi se sentent proches, mais ce n’est qu’un détour, une rencontre éphémère. La concession introduite par non pas tient à spécifier qu’il ne s’agit pas des mêmes besoins ni des mêmes motifs ; l’enivrement, la soûlerie serait le mot juste, recherché par le fassi à travers cette boisson qualifiée de façon hautement péjorative (notons la redondance) « affreux tord boyaux » ; cet enivrement recherché par le fassi n’est pas le même que celui recherché par notre auteur, qui parle de façon métaphorique d’une sorte de « liqueur extravagante ». Notons par quel détour l’évocation du « tord-boyaux » appelé maia est fondatrice d’une morale où l’auteur spécifie que son enivrement n’a rien à voir avec celui du fassi dont il dénonce le côté immoral (se soûler avec du mauvais vin et séduire la femme du cabaretier), car il est d’un autre ordre, un ordre moins immoral, moins vulgaire, et plutôt intellectuel exprimé ici par « attrait mystérieux » et « liqueur extravagante ».
La morale du vin est exploitée aussi dans la description des soirées galantes organisées par quelques marocains libertins. C’est à travers l’histoire de sidi Feddoul, un riche seigneur fassi qui a dilapidé sa fortune à cause des chikhats et du vin, que la description de ces ambiances est introduite. La description est celle d’un dîner libertin bien arrosé avec « fillettes » et « promiscuité » :
Suivant la Quaïda, vers les neufs heures du soir, les négresses apportent une douzaine de bassins de cuivre, coiffés de capuchons de paille, sous lesquels se tiennent au chaud les couscous, les poulets et les ragoûts. Invités, musiciens, chirat tout le monde s’installe autour des tables basses, où les plats passent tour à tour. Quand les gens d’une table ont pris avec les doigts ce qui leur convenait, le plat est emporté à la table voisine, d’où il passe à une autre, et à une autre encore, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien [….]
Les fillettes font circuler le verre de vin à la ronde, en le faisant tinter d’abord contre leur boucle d’oreilles, dans ce geste rituel qui semble avoir pour effet de monter en alcool, et de plusieurs degrés, le breuvage épais et noir. Ah dans ces nuits de Fez, que devient la loi du prophète ? en voyant l’état frénétique où le vin jette tout ce monde, comme on comprend que Mahomet ait mis ses adeptes à l’eau. (Les frères Taraud 1930 : 194)
Le passage est placé sous le signe de la quaida, mot clef et polysémique qui désigne la règle, l’usage ou « selon les connaisseurs » et qui exprime ici un rituel et un usage fort connu des milieux libertins ou Nchaywiyas marocains. Mais un élément important dans la description du début du dîner surprend : celui des plats qui circulent d’une table à une autre, confirmé par un autre détail culinaire tout aussi surprenant « ont pris avec les doigts ce qui leur convenait ». Il tend à attirer l’attention sur le rôle de catalyseur du repas, sur l’absolu du partage et sur son refus des sphères de l’intime. Aucune règle, aucune syntaxe ne vient perturber cette liberté totale de circuler de l’aliment et de s’offrir à chacun et à tous en même temps. La distribution des verres de vin par les fillettes, diminutif à valeur métonymique, vient ratifier la dimension ici hors société, hors règle de cette soirée bien arrosée. L’ambiance est à la fois d’un culinaire fétichiste, tinter les verres aux boucles d’oreilles, et ésotérique ou alchimiste, exprimé ici par le terme de « breuvage » qui se métamorphose. La morale du vin resurgit ici via l’interrogation de l’auteur qui dénonce l’absence totale de contrôle « frénésie » et l’évocation de l’interdiction par Mahomet du vin pour donner à cette fête organisée par Sidi Feddoule une dimension communautaire.
Références
GALLAND, Antoine. 2002 [1678]. Voyage au Levant, texte établi et annoté par Frédéric Bauden, à partir de l’édition 1678. Paris : Chandeigne,
LA ROQUE, Jean de. 1714. Voyage de l’Arabie heureuse par l’océan oriental, fait par les Français pour la première fois dans les années 1708, 1709, et 1710, Avec la relation particulière d’un voyage du port de Moka à la cour du roi d’Yémen, dans la seconde expédition des années 1711, 1712 et 1713. Un mémoire concernant l’arbre et le fruit du café, Amsterdam, chez Stenhouwer et Uytwerf, libraires sur le Rockin, vis-à-vis la porte de la Bourse.
PILOTI. Emmanuel. 1997 [1420]. Traité d’Emmanuel Piloti sur l’Egypte et les moyens de conquérir la Terre sainte. Edition établie par Danielle Régnier-Bohler in in Croisades et pèlerinage, Paris, R. Laffont.
ROCHECOUART, Louis de. 1997 [1461]. Journal de voyage à Jérusalem, traduit du latin par Béatrice Dansette à partir de l’édition du texte latin établi par C. Couderc Revue de l’orient latin, Paris, T. 1, [1461] 1893 et publié in Croisades et pèlerinage, Paris, R.Laffont.
SEMEONIS, Symon. 1997 [1330]. Le Voyage de Symon Semeonis, traduit du latin à partir du manuscrit conservé à la bibliothèque Corpus Christi de Cambridge, par Christiane Deluz, in Croisades et pèlerinage, Paris, R. Laffont.
TARAUD, J.et J. 1930. Fès ou les bourgeois de l’Islam, Paris, Plon, 1930.
[1]. Pour une synthèse des études sur l’aliment en sciences humaines, voir Mohamed Bernoussi, Chapitre 1 in Viator in Tabula. Sémiotique de l’interculturel culinaire dans les récits de voyage, Fès, Postmodernité, 2014.
[2]. Le père gardien faisait à l’époque le travail d’un guide touristique de notre époque chargé de la logistique mais aussi de la sécurité des pèlerins.
[3]. Le paradoxe du vin existe même dans la culture arabe. En fait dans le premier texte législatif musulman, à savoir le Coran, l’interdiction du vin n’est pas explicitement avancée comme définitive dès le départ, mais se fait de façon bien progressive. Les premiers versets annoncent son interdiction pendant la prière, ensuite cette interdiction est devenue totale à n’importe quel moment et frappant tout ce qui peut d’une façon ou d’une autre rendre ivre.
[4]. Le préjugé, on le sait depuis Voltaire, est « une opinion sans jugement », il sert très facilement et sans grand effort à dénigrer l’autre. C’est comme l’a pertinemment montré Jean Goulemot un « mot de ralliement » et sa dénonciation a pour but de montrer que tout est relatif. Voir J. Goulemot, « l’Autre du préjugé », Le temps de la réflexion, 1984, V, p.p. 213–223.
[5] . Pour un examen de ces fantasmes culinaires, voir mon article, Favole alimentare, E/C Rivista dell assoziasione italiana di studi semiotici. Novembre 2014.