DE LA POLYPHONIE RÛMIENNE A LA TRANSCENDANCE MYSTIQUE DU SAMÂ, CAS D’ETUDE : LE PERROQUET ET LE COMMERÇANT
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Université Shahid Beheshti, Téhéran, Iran
mani1390@yahoo.com
Résumé
Dans cet article, nous allons analyser les particularités discursives et énonciatives du discours du poète mystique persan du XIIIème siècle, Djal al Din Mohammad Rûmî. L’un des points très importants de ses discours poétiques est la polyphonie. Dans certains vers, les points de vue de l’énonciateur et des actants (par exemple dans le récit intitulé Perroquet et le commerçant, le Perroquet, les perroquets de l’Inde et le commerçant) s’unissent pour exprimer un même point de vue. Ils conduisent également l’énonciataire vers un monde où il n’y a ni temps ni espace précis. Ainsi se met en place une fusion énonciative qui débouche sur un chœur nous conduisant vers une symphonie mystique. Cette chorale énonciative est un débrayage qui rapproche le discours rûmien au Samâ des Derviches.
Défini comme une danse mystique des Derviches tournants, le Samâ constitue une chorale, ou plus précisément un concert spirituel où l’on voit que ces derviches font ensemble des danses spécifiques au son du ney (flûte en roseau) et du tanbur (une sorte de luth). Cette danse nous met en présence d’une sémio-sphère dans laquelle de la pluralité du corps, on arrive à une fusion menant à la transcendance. Le discours de Rûmî devient ainsi le lieu de la pratique de cette fusion sur la base de l'intersection des points de vue et des débrayages pratiqués.
Dans cet essai, notre objectif consiste à montrer en quoi la polyphonie rûmienne constitue une sphère sémiotique où une intersection entre les divers points de vue nous conduit vers une singularité dont le but majeur serait d’atteindre le niveau suprême de l’être, une fusion qui aboutit à la transcendance mystique.
Introduction
Jalâl ud-Dîn Muhammad (1207–1273), surnommé Rûmî, né à Balkh, dans le Khorasân, est l'une des plus brillantes étoiles parmi les constellations de la culture iranienne et de la poésie. Grâce à son savoir, sa maîtrise, son éloquence et l'agilité de sa plume, il atteint le sommet de la gloire dès sa jeunesse. Parmi ses œuvres, Odes mystiques (traduit en 1973), Le livre du dedans (traduit en 1975), Rubâiyât (traduit en 2003), Lettres (traduit en 1990), le Mathnawî (traduit en 1988), “épopée mystique” est le plus célèbre, il est divisé en six Livres de 50000 vers. Il est difficile de présenter Mathnawî, car non seulement c'est un livre de poésie, mais le poète présente dans son œuvre « un système philosophique, un commentaire général de la théologie islamique, une doctrine métaphysique, un exposé de la pensée et de la vision mystique [... c'est] une étude synthétique de tous les principes [mentionnés] ». (De Vitray-Meyerovitch 1990: 9). C’est pourquoi les sujets de ce livre sont très variés, il y a des sujets théologiques, philosophiques, psychologiques et métaphysiques. Le souci du poète est en effet d'arriver à une connaissance, et non pas avec un raisonnement très logique, mais une connaissance intuitive, avec le cœur. Il faut dire que “voie de l'amour” et “voie de la connaissance” se mêlent.
En analysant l'un des poèmes (Le perroquet et le commerçant), nous allons montrer que l'énonciation est en rapport avec l'idée philosophique du poète l'Unité de l'Existence, déjà présente dans une sorte de danse mystique Samâ. Nous devons souligner que l’un des points très importants de ses discours poétiques est la polyphonie. Dans certains vers, les points de vue de l’énonciateur et des actants s’unissent pour exprimer un même point de vue. Ils conduisent également l’énonciataire vers un monde où il n’y a ni temps ni espace précis. Ainsi se met en place une fusion énonciative pour arriver à un même point de vue, à une seule instance énonciative, l'existence de l'Un. En effet, entre différents embrayages et débrayages énoncifs et énonciatifs, nous arrivons à une sorte de débrayage qui rapproche le discours rûmien au système sémiotique du Samâ des Derviches. Le discours de Rûmî devient ainsi le lieu de la pratique de cette fusion, une singularité dont le but majeur serait d’atteindre le niveau suprême de l’être, une transcendance mystique. En effet il y a un lien essentiel entre la danse mystique de Samâ et la polyphonie énonciative chez Rûmî et pour comprendre le sens des poésies persanes du XIème au XVIème siècle, il faut parler d'une autre dimension, la dimension mystique du discours qui pourrait se définir comme un sous-ensemble de la dimension cognitive propre aux poètes persans et la sémiotique dite iranienne.
1. Rûmî et ses expériences poétiques et philosophiques
La base essentielle de la pensée rûmienne est l'Unité de l'Existence (wahdat-e-wudjud) et nous pouvons comprendre une évocation de la pensée néo-platonicienne. (voir De Vitray-Meyerovitch 1990: 10). Comme affirme Chauvin : « La poésie de Rûmî l'éloigne d'Aristote et le démarque des philosophes scolastiques, dont il eut à subir parfois l'hostilité [...]. Rûmî dénonce constamment les limites de la raison charnelle, et celles d'une critique raisonnable de la raison. Il lui oppose la “Raison spirituelle”, pure de tout mélange, pré-éternelle et incorruptible, baignant de la Lumière divine d'où elle tire son inspiration, semblable à l'“Intellect” des métaphysiciens. Rûmî se montre ainsi sans doute plus proche de la théosophie des Ishrâqîyûn que des “théologiens-philosophes” de son temps ». (Chauvin 2001: 74)
Il faut souligner que Rûmî est non seulement un philosophe mystique mais aussi un soufi. Le soufisme est une secte issue de l'Islam. Il n'inspire que la transcendance de l'âme. Essentiellement dans la pratique de l'ascèse et de la vertu, il s'accomplit de proche en proche dans des structures plus élaborées introduisant des notions comme l'anéantissement (Fana), l'union (ittahâd), et la liaison (ittisâl) entre autres, si bien qu'il atteint le point culminant de son évolution au XIème siècle. « C'est une philosophie de la vie et son but est de présenter à l'être humain une voie concrète lui permettant d'atteindre une conscience plus haute et de pouvoir comprendre, grâce à cette conscience élevée, sa relation avec l'Etre suprême». (Ali Shah 1998: 9)
Pour les soufis, l'homme doit trouver une joie spirituelle et celui qui désire obtenir la joie de l'union avec le divin doit d'abord percevoir intuitivement l'unicité de l'Existence, non avec les yeux du corps, mais avec l'œil du cœur. Dans la voie d'une telle recherche, ce qui importe, ce ne sont que les règles et les rituels religieux, mais la connaissance mystique ('irfân) et les moyens de l'acquérir, tels que la vision, le dévoilement, l'illumination et l'intuition. Pour Rûmî cette connaissance intuitive est importante, le degré ordinaire de la connaissance consiste dans la proclamation de l'Unité divine, la foi dans la parole coranique, et l'accomplissement des devoirs prescrits. Son degré élevé consiste à s'abstenir de tout ce qui ne rapproche pas de Dieu, dans la conscience de Sa grandeur infinie, de Sa puissance, de Sa Science et de Ses bienfaits. Quand cette connaissance est établie solidement dans le cœur, elle est « science de la certitude » (yaqîn) (Chauvin 2001: 44). « La connaissance muette du véritable gnostique (ârif) ne se trahit pas par de savantes démonstrations, mais par un juste sentiment intérieur, un “état” (hâl) incommunicable. Cette connaissance mystique et la foi sont excellentes, par le fait qu'elles sont cachées. Ce qui n'est le cas de la raison, du discours et des œuvres qui en découlent » (Chauvin 2001: 28). Pour la poésie persane durant cinq siècles où la philosophie courante était l'Unité de l'existence et le soufisme, la connaissance mystique et la purification du cœur étaient importantes. Surtout au XIIIème siècle où l'on voit l'apogée du mysticisme avec l'apparition de Sanaï, Attar qui ont inspiré Rûmî. Chez lui, le style devient sens et acquiert une nécessité qui fait du texte un architexte. Rûmî est plongé dans une extase par le récit de ses visions. L'objet de la vision et de la connaissance, c'est l'au-delà, un être transcendantal. Ainsi peut-on voir un rapport entre son discours et sa vision, un rapport entre le texte et l'expérience visionnaire. La vision se mue immédiatement en discours comme si celui-ci absorbait le visible dans sa textualité et le transmutait en parole. Chez Rûmî, si le cœur est le lieu de la vision, c'est l'esprit qui est le vecteur du discours. Et la musique semble être un intermédiaire entre la vision et le discours. Cette musique existe dans la danse “Samâ”. Ainsi, le discours rûmien semble renvoyer à un vide à la fois sémiotique et ontologique. C'est le vide et le silence internes de l'énonciateur qui rend possible le discours, mais il est acquis et révélé par l'expérience du visionnaire. C'est le vide de l'anéantissement volontaire de l'énonciateur dans la transcendance. On voit un certain rapprochement entre son discours qui entre dans le débrayage total et le samâ affirmé toujours par lui. Maintenant nous allons étudier l'énonciation chez ce poète spécialement dans “Le perroquet et le commerçant”.
2. L'énonciation et la polyphonie rûmienne dans « Le perroquet et le commerçant »
Tout d'abord, il convient de présenter un petit résumé de son long poème. Un riche commerçant de Perse possédait et chérissait un perroquet : il était unique pour sa beauté et réputé pour son langage et sa voix gracieuse. Un jour, ce commerçant décida de partir en Inde pour ses affaires ; alors il demanda à chaque membre de sa famille quels cadeaux il désirait qu’on lui rapporte. Chacun exprima son désir, le perroquet répondit que ses congénères peuplent une grande forêt en Inde. Il lui demanda de les saluer de sa part et de leur demander des conseils pour sa vie, puisqu’il vivait seul dans sa cage. Le commerçant promit de transmettre le message et partit. En Inde, il récita le message de son perroquet. L’un d’entre eux tomba du haut d’un arbre et meurt. Plein de regrets, le commerçant poursuivit son voyage. Il rentra chez lui et raconta la scène au perroquet. A peine eut-il achevé son récit que le perroquet tomba du haut de son perchoir et resta inerte. Le commerçant pleura longtemps son cher perroquet et puis il décida de le jeter de la cage. Mais dès qu’il ouvrit la porte de la cage, le perroquet s’envole. Il dit à son maître stupéfait : « pour être libre, meurs ». Il le salua et s’envola en direction de l’Inde pour rejoindre les siens.
Ce récit de Mathnawî suivent deux structures, primo une structure narrative qui est manifestée par le changement et par le passage d'une phase à une autre logique, secundo une structure accidentelle, non-narrative, qui arrive tout à coup et qui aboutit à la connaissance normalement intuitive. Ce discours est dynamique et nous voyons que les deux actants principaux sont à la fois le sujet pragmatique, cognitif et passionnel, comme l’affirme D. Bertrand dans son ouvrage Précis de sémiotique littéraire. (Bertrand 2000: 37-44). Le sujet pragmatique accomplit un acte, le sujet cognitif acquiert un savoir et le transmet, le sujet passionnel exprime son chagrin, sa douleur et son repentir. Voyant ces différents états, nous sommes face à des actants multiples, à des sujets pluralisés et à la complexité de l'énonciation. L'énonciataire aussi est invité à expérimenter différents points de vue. La présence des actants sous différentes formes nous rappelle la pluralité dans la philosophie du poète qui cherche l'Un, l'existence unique dans cette pluralité.
2.1. Le sujet pragmatique (le commerçant)/ le sujet passionnel (le perroquet)
Le conte commence par un voyage qui constitue une unité du discours et contribue au sens, parce qu'il décrit le changement du sujet d'un état à un autre. Dès le début nous sommes face à un discours dynamique, qui se produit d'une phase à l'autre et la question de l'“être”. L'actant est un commerçant et naturellement pour une liquidation du manque il va à l'Inde. Il demande à chaque membre de sa famille quels cadeaux il désirait qu'on lui rapporte. Il ne cherche pas consciemment une nouvelle identité, mais il pense à son travail. En revanche, le perroquet, le sujet passionnel, se plaint de la “séparation”. C'est un sujet qui souffre, un sujet du pâtir. Deux actants dans deux mondes différents: le commençant qui pense à son affaire et le perroquet qui pense à ses amis en Inde et demande à son maître de décrire sa situation à ses congénères. Il est non seulement sujet passionnel mais aussi cognitif parce qu'il est conscient de sa situation. Après avoir écouté les plaintes du perroquet, le commerçant, le sujet pragmatique, sans aucune réflexion ni cognition, va en Inde et adresse son salut à d'autres perroquets. Du point de vue de l'énonciation, le commerçant n'est pas le sujet de l'énonciation, mais le sujet de l'énoncé et il veut accomplir une mission pour son oiseau. Et avec ce contrat (saluer d'autres oiseaux) la première phase se termine. Avant ce vers, l'énonciateur en a utilisé plusieurs pour décrire la situation du perroquet et sa douleur. En tant que le premier sujet cognitif, il exprime les ressemblances entre le perroquet et l'âme de l'homme qui se plaint de sa séparation de son origine. En effet l'énonciateur profite de cette occasion et dirige son discours vers d'autres objets et prend une certaine distance vis-à-vis de la logique de narration. Comme J. Fontanille l’explique dans La Sémiotique du discours, les dimensions pragmatique, cognitive et passionnelle ne se suivent pas toujours logiquement mais l'une peut être enchâssée dans l'autre. (Fontanille, 1998: 233–236)
Dans ce conte, après que le commerçant annonce son voyage et qu'il accepte de saluer d'autres perroquets en Inde, l'énonciataire entre dans la phase de la cognition : il est face à un discours où il n'est plus question de perroquet et de commerçant. L'énonciateur réalise non pas un débrayage énoncif mais un embrayage énonciatif parce qu’il s'assimile au perroquet : en effet le perroquet et l'énonciateur s'unissent. Ils représentent un parcours hors du temps et de l'espace. Et ainsi le discours sort du cadre de la narration, et ils parlent d'un non-lieu et non-temps et l'énonciateur en est conscient. « Souvenez-vous, ô nobles créatures, de cet oiseau pitoyable et buvez une gorgée matinale au sein des prairies! […]/ Où sont donc, je me le demande, cet accord et ce serment? Où sont les promesses de ta lèvre douce comme le sucre? (Rûmî 1990: v. 1558–1663)
Puis l'énonciateur se sépare du perroquet, et il décrit "l'âme" (une allégorie). Le perroquet n'est plus un simple oiseau, mais un signe transcendantal, qui a une présence cognitive et mystique et rappelle non-lieu et non-temps. Nous pouvons dire que l'énonciateur a une stratégie englobante « qui donne lieu à des points de vue omniscients, dans certains cas, d'une très grande distance, […] voire de la généralisation; elle a pour principe la domination et la compréhension des états de choses, et n'accorde de la valeur qu'à leur ensemble cohérent, à leur totalité» (Fontanille 1999: 51) Ainsi entre-t-il dans un monde cognitif et se met à distance du discours narratif. Il en est conscient puisqu'il affirme: « Revenons, ô mes amis, à l'oiseau, au marchand et à l'Inde »(Livre I: 1585). Quand le marchand accepte de saluer les perroquets de l'Inde, un contrat est conclu, la première phase se termine et c'est le commencement d'un autre discours logique et programmé. On peut la résumer de façon suivante:
Action (le commerçant) → passion (le perroquet) → cognition (l’énonciateur) → Action (le commerçant)
2.2. Le sujet passionnel (le commerçant)/le sujet cognitif (le perroquet)
Durant cette phase de son parcours, l’état du commerçant change deux fois et se transforme du sujet pragmatique au sujet passionnel.
1. Quand il arrive en Inde, il salue d'autres perroquets. Mais en l'entendant, l'un des perroquets meurt. Avec sa mort, le commerçant entre dans une autre phase. Il devient un sujet passionnel. Nous sommes face à un "éveil affectif" qui est « l'étape pendant laquelle le sujet est “mis en état” d'éprouver quelque chose: sa sensibilité est éveillée, une présence affective se met en place, dans l'intensité et l'étendue » (Fontanille 1999: 79). Dans ce discours, nous voyons le trouble et la confusion qui aboutissent au remords et au repentir. Ce terme est affirmé au début du discours et se termine avec des questions et des monologues intérieurs. L'énonciataire est face à un discours passionnel parce que le commerçant est entré dans la phase de la passion. Pour montrer l'apogée de la douleur et du remords du commerçant, il le change en un sujet d’un énoncé direct. Et se produit un embrayage énoncif en utilisant la terminaison à la première personne : « Pourquoi ai-je fait cela? Pourquoi ai-je apporté ce message. J'ai détruit cette pauvre créature avec une parole stupide » (v. 1592). Ainsi, le discours perd son extension. Une limite s’y forme et se concentre sur le sujet actionnel. L'actant pragmatique du discours devient un actant passif et passionnel qui ne fait rien, mais il révèle un monde subjectif plein de questions où le remords est caché. Comme s’il fait un certain moment un voyage spirituel à l'intérieur de soi-même. Cet état d'âme se produit à la suite d'un état de choses (Mort du perroquet). Mais l'énonciateur entre en scène et comme la phase précédente, nous voyons des discours enchâssés et il invite l'énonciataire à un discours cognitif plein de conseils et de maximes. Cette fois-ci le discours prend une dimension éthique et de nouveau une extension qui rend le discours dynamique.
Après cette phase, le commerçant retourne à son pays. Il offre à chacun un cadeau. En effet, le programme narratif est terminé et il est entré dans la sanction : Le contrat – compétence et performance – sanction.
Ce qui est encore important, c'est la pluralité de l'identité chez les actants. Deux actants sont en train d'évoluer en même temps. En effet ce qui se produit dans le monde extérieur les affecte. Le commerçant acquiert une expérience avec un "éveil affectif" et en retour, il est un sujet passionnel et il confesse devant son oiseau. (v. 1651–1653) Du point de vue de l'énonciation, le commerçant est le sujet du discours direct et indirect. « J'ai dit tes plaintes, répondit-il, à un groupe de perroquets qui te ressemblaient ». (v. 1655) Dans ce vers et d'autres vers, à un certain moment, nous voyons un embrayage énoncif, car pour montrer l'apogée des sentiments du sujet, l'énonciateur se concentre sur lui et emploie le pronom "je" et n'a d'autre choix que cet embrayage. « Je devins affligé, pensant: "Pourquoi ai-je dit cela?" Mais à quoi bon me repentir après l'avoir dit? » (1657).
Tout de suite, nous voyons un débrayage énoncif dans un discours cognitif. « Sache qu'un mot qui jaillit soudain de la langue est semblable à une flèche lancée par un arc/ Ô mon fils, cette flèche ne retourne pas en route: c'est à sa source qu'il faut barrer un torrent ». (1658–1659) Dans ce vers et d'autres vers suivants, une extension du discours apparaît. L'énonciataire sort du cadre narratif et la stratégie englobante se produit de nouveau (1669–1674). Nous pouvons résumer cette phase de manière suivante: action – passion – cognition
2. Après la phase de cette connaissance, le perroquet meurt: « Quand l'oiseau entendit ce que ce perroquet avait fait, il trembla violemment, tomba et devint froid » (1691). En voyant cette scène, le commerçant atteint l'apogée de ses passions et il se reproche (1692–1694). Avec ce discours, le perroquet acquiert des nouvelles valeurs et il devient un perroquet transcendantal, une allégorie de l'âme. Cette fois-ci le point de vue de l'énonciateur et du commerçant devient le même. C'est une sorte d'embrayage énonciatif. Car au début de l'énonciation, il y avait une distance entre l'énonciateur et le commerçant, le premier était le sujet de l'énonciation et le deuxième le sujet de l'énoncé, mais après nous voyons une fusion. La stratégie globale qui était l'expérience de l'énonciateur, devient celle du commerçant. Ce qui est délicat, c'est que le perroquet tombe et devient froid. Cela montre que pour trouver de nouvelles valeurs, nous devons changer l'état initial.
Pour mettre en relief “le perroquet” qui est un informateur en effet, le point de vue change et la stratégie devient cumulative. L’oiseau acquiert une valence contenant plusieurs valeurs (1695–1715). Par exemple au vers 1715, nous lisons : « Mon perroquet, mon oiseau intelligent, l'interprète de ma pensée la plus intime ». Ainsi, la présence du perroquet s’amplifie, comme s’il est en train de s'envoler. Dans le discours, nous voyons les termes comme "vol" et "s'envoler". C'est la figurativité du discours. Ensuite le débrayage énonciatif se produit de nouveau et l'énonciateur retourne à sa stratégie initiale et après le discours qui contient une dimension plutôt éthique, nous entrons dans la troisième phase où le commerçant acquiert la connaissance. L'énonciateur, conscient de ce débrayage spatio-temporel, dit: « Ceci est très long. Raconte l'histoire du marchand, que nous voyions ce qui arriva à ce brave homme » (1814).
2.3. Le sujet cognitif (le commerçant)/le sujet pragmatique (le perroquet)
Le commerçant, le sujet passionnel, qui croit que son oiseau est mort, le jette. Ainsi, le perroquet, le sujet cognitif dans la phase précédente, devient un sujet pragmatique et il s'envole. Tout à coup, le commerçant comprend le secret des oiseaux et sans raisonnement logique, il arrive à une connaissance intuitive. Il y a une interaction et une relation sensible entre les deux. Le savoir du commerçant est par l'intermédiaire de la réalité qu'il voit: “le vol de l'oiseau”. Voir est un acte qui procure une certaine connaissance pour le marchand. C'est une sorte de vision. Cet acte de voir n'est pas un simple acte sans la présence. Voir c'est comprendre les secrets. Il a vu l'invisible. Mais puisqu'il est étonné et stupéfait, il demande au perroquet, comme s'il veut entendre par la bouche de l'oiseau et que l'énonciataire entend. Il arrive à un “hypersavoir”. Ainsi le perroquet explique-t-il son expérience de la connaissance intuitive (1830-31). Ici, l'énonciateur s'unit avec le sujet de l'énoncé (le perroquet) et ils aident tous les deux le commerçant à acquérir cette connaissance. Et ensuite, un débrayage au cours duquel l'énonciateur prend distance des actants et s'adresse à l'énonciataire. Nous sommes face à une pluralité qui est produit du cœur d'une singularité “l'oiseau” (1832). On atteint en même temps à une unité de la cognition. Non seulement le discours transfère un savoir mais le commerçant arrive à une connaissance et le perroquet (le deuxième sujet cognitif) et l'énonciateur (le premier sujet cognitif) l'aident et aussi ils aident l'énonciataire. Le monde change également. Du monde matériel, on atteint à un monde spirituel et l'oiseau se compare à l'âme. Le commerçant accepte que l'oiseau s'en aille et ainsi un autre parcours se prépare pour lui:
Nous avons étudié une polyphonie énonciative liée à la théorie de l'embrayage et du débrayage et des instances énonçantes. Il faut dire que le sujet parlant, qui est unique au début, exprime alors son propre point de vue, alors qu’à la fin il s'unit aux autres, exprimant tous un seul point de vue. La situation finale est unique pour tous. Tous atteignent à une cognition qui passe par la dimension passionnelle. C'est une présence sensible. C'est le corps propre des sujets qui crée les rapports sémiotiques. Cette unité dans la pluralité représente l'idée philosophique du poète et sa secte religieuse, le soufisme. Comme dit Rûmî: « J'ai trouvé l'individualité dans la non-individualité; aussi ai-je tissé mon individualité en non-individualité » (1735). Les soufis eux-mêmes font une danse mystique pour montrer leur joie de la connaissance.
3. Le concert spirituel Samâ et son rapport avec le discours poétique
Défini comme une danse mystique des Derviches tourneurs, Samâ constitue une chorale, ou un concert spirituel, une “danse cosmique” où l’on voit que ces derviches font ensemble des danses spécifiques au son de la flûte de roseau (nay) et du tanbur (une sorte de luth). C'est un état spontané qui transporte le soufi dans le ravissement (wadjd). Ajoutons qu'il y a un lien indissociable de l'Amour et de la Mort qui se manifeste dans le costume des “derviches tourneurs”: la coiffe de feutre symbolise la pierre tombale, la robe blanche, le linceul; le manteau noir, le tombeau, présage d'une renaissance à l'Esprit.
Le mot Samâ désigne l'“audition”, en concert, musique ou chant; c'est une “écoute” et un “entendement”. Le Samâ a en effet pour fonction – dans le contexte du soufisme – de faciliter l'actualisation et l'accroissement des potentialités spirituelles des participants. Il s'agit d'une expérience sacrée, à la fois personnelle et communielle. Bien plus qu'un phénomène culturel maniant à merveille l'affectivité et les sentiments, le samâ provoque l'émergence d'“états” de conscience et il dévoile l'Être, ou la Conscience elle-même.
Sémiotiquement parlant, nous devons dire que le Samâ est une attitude globalement "passive". L'énonciation d'un Nom apparaît comme une trace symbolique de la Création, et l'invocateur renaît et co-naît en vérité, puisque le Nom d'un être transcendental est parfaitement plein de la Présence divine. Cela favorise la réceptivité du cœur à l'égard des influences spirituelles. Rûmî lui-même donne une importance primordiale au silence et à l'ouïe. Devant un être transcendantal, on doit garder le silence.
Cette danse nous met en présence d’une sémiosphère dans laquelle, à partir de la pluralité du corps, on arrive à une fusion menant à une transcendance. Nous savons très bien, comme le note J. Fontanille dans son livre Corps et sens, que le corps a fait un retour explicite en sémiotique dans les années quatre-vingt, avec les thématiques passionnelles, l'esthésie et l'ancrage de la sémiose dans l'expérience sensible. Durant cette danse, nous sommes en présence des sujets épistémiques dotés d'un corps qui perçoivent des contenus signifiants et qui projettent les valeurs. Le corps, toutefois, ne réfère pas à une expérience sensible du monde phénoménal, mais à l’expérience intelligible d'un monde transcendantal et des pratiques de l'esprit. Le corps ici n'est pas substance du contenu mais une forme du contenu, forme sémiotique de l'actant énonciatif, et substance n'est pas concevable facilement. C'est une instance énonçante qui exprime son état de conscience. Le corps c'est l'énonciateur, c'est le Moi de l'individu, le Moi que J. Fontanille appelle « le point de repère des coordonnées du discours, et de tous les calculs de rétention et de protension, à la fois référence déictique, centre sensori-moteur, et pure sensibilité » (Fontanille 2011: 13) va vers l'autre, vers le Soi qui se construit par répétition, par recouvrement et confirmation de l'identité de l'actant. Durant cette danse, plusieurs corps sont en train de construire un “Soi”, l'autre transcendantal, ce sont les “Moi” qui se déplacent et ils doivent obéir aux règles générales de ce que Fontanille appelle la “figuralité”, « la morphologie et la syntaxe figurales sur les différents états et les différentes étapes des interactions entre la matière et l'énergie » (Fontanille 2011: 14).
Ajoutons que le monde des mystiques n'a pas seulement deux dimensions, il a un espace profond avec plusieurs versants: le monde du sensible, le monde intelligible, encore le monde exotérique et le monde ésotérique, Alfikr (La raison) doit être avec le Zikr (Prière), le monde spirituel. Et l'âme est intermédiaire entre le corps et l'esprit : le domaine "terrestre" correspond au "corps" (sôma). L'“âme” est psyché et l'“intellect” représente “le passage vers les mystères de l'incréé et du Soi”.
Pour Samâ, il ne faut pas seulement parler de l'expérience corporelle, bien que le corps soit placé au cœur de la production du sens. Il faut parler d'un “champ sémiotique”, c'est le terme de J. Fontanille, qui est « un domaine spatio-temporel que l'instance d'énonciation se donne en prenant position ». (Fontanille 2011: 57). En montrant le corps en mouvement, les derviches offrent un monde spirituel. Par le déplacement d'un corps réel, ils rappellent en même temps un monde virtuel supra-sensible.
En effet, l'instance d'énonciation circonscrit ce qui relève du monde de Soi, et plus précisément de la présence à un Soi transcendantal, dans cet état d'extase, c'est la pure présence d'un non-Moi à un Soi transcendantal. C'est un champ entièrement débrayé par rapport au système sensoriel. Ce débrayage est contrôlé par une vision, qui est une sorte de méditation. Ils entrent en contact avec un monde transcendantal et ils essaient de s'unir avec l'Etre suprême. C'est l'unification de la multiplicité.
Conclusion
Durant cette étude, nous avons montré qu'il existe une polyphonie spéciale chez Rûmî avec les différents embrayages et débrayages. Cette polyphonie est en rapport avec la philosophie du poète, L'unité de l'existence et le soufisme qui considère la singularité et l'Etre unique dans la pluralité. La révélation de cet être est l'affirmation de l'unicité, d'une telle unité que le mystique n'est rien d'autre que cet être transcendantal dans sa solitude. Il découvre que la véritable distance qui existe entre les créatures et cet être est celle de la connaissance qu'il doit acquérir intuitivement. L'homme incarne, dans son être, deux aspects différents: l'esprit, son côté divin, et le corps son côté ténébreux et matériel, éphémère et limité. Lors de l'énonciation de Rûmî, nous voyons qu'il y a une pluralité, non seulement des actants mais encore une pluralité spatio-temporelle où apparaît la transcendance, comme un non-lieu et non-temps, impliquant une sorte de saisie supra-sensible. Ce modèle d'énonciation se rapproche d’une sorte de pratique chez les soufis, déjà Rûmî lui-même, la danse mystique de Samâ. Enfin nous devons dire que pour répondre à cette question : comment le sens apparaît dans la poésie mystique persane, ou plutôt comment en comprend-on le sens, il faut définir une autre dimension, un sous-ensemble de la dimension cognitive: dimension mystique qui est propre à la poésie persane et qui est liée à l'Unité de l'existence et non pas à la phénoménologie.
Bibliographie
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