LE TAPIS PERSAN : FIGURE, MATIERE, PRATIQUE DISPOSES A FAIRE SENS
$avtor = ""; if(empty($myrow2["author"])) { $avtor=""; } else { $avtor="автор: "; } ?>Université Tarbiat Modares, Iran
Shairi@modares.ac.ir ; shairih@gmail.com
Les tapis persans sont des objets sémiotiques dont la signification dépend de leur capacité de la discursivité. Tout au long de cet essai nous nous occuperons de deux types de tapis : tapis en soie et tapis en laine. Nous traiterons ces tapis comme des objets qui animent d’une manière ou autre nos demeures. Comme objets du design, ils participent à organiser notre espace et à remédier notre rapport au monde. Comme objets domestique, ils s'inscrivent dans la loi de la transitivité et s'apprêtent à devenir des objets pratique ou esthétique. Comme objets d'art, ils prennent leur distance par rapport à l'observateur, s'imposent de loin, nous envahissent, font autorité sur nous, mais ils n'hésitent pas en même temps, à provoquer notre contact direct et corps à corps. Comme objets culturels, ils contribuent à la production des espaces partagés ou discrets. Et enfin comme objets socio-éthiques, les tapis deviennent le lieu de la mise en place des rapports de force : il s'agit d'une tension entre le survenir et le parvenir.
Ainsi, relevant d'un caractère tridimensionnel, les tapis persans constituent un univers de sens très compliqué et partagé entre la figure, la matière et la pratique. Contenant pour certains des textures très fines et pour d'autres des textures moins fines et même épaisses, les tapis font sens à partir de leur matériau en soie ou en laine. Or, le matériau est responsable d'une partie de la signification. Et enfin, se prêtant à des pratiques diverses selon les cultures, à des manières de vivre et aux expériences perceptivo-affectives des usagers, les tapis deviennent source de significations et tendent à s'offrir des formes de vie comme autant de possibilité de sens. Cet essai aura donc pour objectif de rendre compte du caractère multidimensionnel du discours de tapis persan afin d'examiner et de voir de quelle manière il affecte notre rapport à nous-mêmes et au monde.
1. Introduction
Le tapis persan se caractérise par deux sortes de force : immanentiste et transcendentaliste. Ces forces proviennent elles-mêmes des formes de vie qui dépendent du matériau et de la figure déterminant les manières de vivre des tapis. Pour le tapis en soie, nous avons affaire à une forme de vie en retrait, mais esthétique ; et pour le tapis en laine, nous sommes en présence d’une forme de vie partagée et mise en pratique. Cependant, est-il possible de voir un changement concernant le mode d’existence du tapis-soie ? Nous avançons l’hypothèse selon laquelle l’intervention du matériau peut modifier la présence du tapis-soie : par une projection dans notre monde, il abandonne son univers discret et autosuffisant et réajuste sa position. Mais, il est aussi important de savoir par quelle procédure, le tapis-laine - privé de la brillance et caractérisé par une figure mate et en retrait - peut se doter d’une forme de vie partagée. Ainsi notre deuxième hypothèse est centrée sur le fait que le tapis en laine bénéficie du domaine du toucher et invite donc l’usager à devenir son partenaire à partir d’une interaction somatique. Ce qui signifie que les deux corps s’inscrivent dans une activité interrelationnelle changeant la profondeur matérielle en profondeur humaine.
2. Valeur d’usage et valeur de base dans les tapis persans
Le tapis persan est un objet pluridimensionnel par ses aspects pratiques, esthétiques et éthique. Il est d’abord un objet fonctionnel par le simple fait qu’il s’inscrit dans une relation d’usage quotidien. Son intrusion dans nos demeures renvoie à un certain rapport de fonctionnalité : pour couvrir une surface, pour s’asseoir ou pour faire la prière là-dessus. Mais cette valeur d’usage confronte rapidement à un autre type de valeur que J. M. Floch considère à juste titre comme « utopique » (Floch, 1986 : 16–17). En effet, le tapis persan entre d’une part dans une dimension esthétique qui consiste à décorer nos maisons, à nous conduire de la nature à la culture ou même de nous faire rêver par un certain rapport de force esthétique, et il se dote de l’autre, d’une qualité mythique qui témoigne de son caractère sacré. Il faudrait en outre ajouter à ces deux dimensions de force de tapis une troisième interprétable comme un aspect esthético-éthique : la capacité de transformer nos intérieurs en un lieu d’exposition. C’est ce qui nous conduit à attribuer aux tapis deux valeurs d’usage et de base. Tout ceci offre à cet objet de signification une certaine épaisseur qui l’élève au rang d’un objet s’inscrivant dans un plan de la praxis énonciative. A croire Greimas :
La chose devient un objet de valeur syncrétique. Doté de mémoire, collective et individuelle, porteur de signification à facettes multiples qui tressent les réseaux de complicité avec d’autres objets, pragmatiques ou cognitifs, l’objet s’insère dans la vie de tous les jours en lui ajoutant de l’épaisseur. (1987 : 91).
Tout au long des parties qui suivent, nous allons essayer de nous concentrer sur ces diverses dimensions dont bénéficie le tapis afin de montrer de quelle manière un objet d’usage peut s’élever au rang d’un objet utopique investi des valeurs esthétique et en devenir.
2.1. Usage et temps créent une valeur-temps pour le tapis
L’une des particularités du tapis persan consiste dans le fait d’assigner à l’usage un contenu temps qui change le rapport à la fonctionnalité. A ce sujet deux temporalités s’avèrent importantes : la première appartient au niveau de la production et la seconde s’approprie le niveau de la consommation. C’est ce qui nous introduit dans une valeur-temps.
La valeur-temps transforme le tapis de consommation considéré comme objet de valeur d’usage en un objet de valeur de base, puisqu’elle lui assigne un contenu : ancienneté. Ce qui signifie que l’usage lui-même est producteur d’une valeur-signe qui s’intègre au fur et à mesure dans l’objet jusqu’à ce que celui-ci devienne le lieu d’investissement d’un contenu-temps qui modifie le rapport du propriétaire du tapis à lui-même et au monde. Tout en se servant du tapis, son propriétaire sait que le passage du temps est un facteur positif qui fait évoluer l’axiologie première grâce à laquelle on reconnaît le pouvoir représentatif du tapis en une axiologie seconde fondée sur l’ancienneté. Ainsi, une nouvelle force s’ajoute à la présence de cet objet et nous conduit à le désigner désormais comme objet-temps. Autrement dit, le plan temporel selon lequel se définit la valeur d’un tapis est double : il appartient au présent et au passé. C’est justement ce qui distingue l’univers du tapis de celui de la mode. Pour la mode il y a un passé qui s’interprète comme la mort. Tandis que pour le tapis le passage du temps est un renforcement de la vie. Les remarques de Landowski sur la mode permettent de mieux saisir la particularité du tapis qui ne se soumet jamais au tragique de l’absence comme la mort. Le tapis n’est jamais dominé par le démodé.
[La confrontation avec le démodé, forme de nous-mêmes devenue pur souvenir, partage de ce point de vue quelque chose de commun avec une autre modalité, plus tragique, de notre face-à-face avec ce qui « n’est plus » : celle qu’occasionne la disparition – la mort – de l’autre pour peu que les relations qui nous liaient à lui aient fait précédemment de sa présence, toute proche ou plus lointaine, chère ou même détestée, peu importe à la limite, une part déterminante de notre vie.] (Landowski, 1997 : 130)
Cette citation montre bien que contrairement aux objets de la mode, le présent dans lequel s’inscrit le tapis relève d’un présent éternel et en même temps en devenir. De cette façon à la temporalité longue de l’usage du tapis correspond une intensité forte qui prend source dans l’ancienneté. Plus cette temporalité est longue, plus la valeur devient importante. En d’autres termes, cette valeur tire son existence de la lenteur qui offre au tapis un tempo que l’on peut définir comme une forme de vie.
Le temps de l’usage participe à une lenteur qui suggère un contenu ancienneté au tapis. Ce qui nous fait rentrer de cette façon dans un rapport de force : plus il y a de l’ancienneté plus nous avons affaire à une présence d’objet d’art menant à une relation esthétique :
temps de l’usage = la lenteur = le contenu ancienneté = la valeur rajoutée = l’objet d’art = la relation esthétique.
Avec une temporalité longue et un tempo lent, le tapis rentre dans le rang des objets de valeurs à négocier dont le prix dépend toujours de la qualité liée au contenu-temps. En somme, en tant que contenu-temps, le tapis réclame une épaisseur historique. Ce qui signifie que le temps rajoute à l’existant (au tapis), composé d’un matériel et d’une forme engagée, une valeur en devenir qui insère le tapis dans un rapport de force. Ce qui fait constater que le tapis peut s’attribuer une narrativité qui va de la production à l’appropriation et de l’appropriation à des négociations pour de nouvelles réappropriations. Ainsi, le tapis nous introduit dans une co-énonciation qui peut nous engager dans une narrativité depuis la production jusqu’à la distribution, en passant par des usagers qui sont susceptibles de redevenir des vendeurs ou des acheteurs pouvant se transformer en des collectionneurs.
3. Matérialité du tapis: de la fonctionnalité à l’utopie
Fig. 1 : Tapis en soie de Kashan.
Fig. 2 : Tapis en laine.
Fig. 3 : Tapis en coton.
Nos demeures peuvent être décorés par deux types de tapis : le vertical et l’horizontal. Le tapis vertical renvoie à une matérialité beaucoup plus souple et plus fine : de la soie. Alors que le tapis horizontal qui couvre nos sols correspond à une matérialité plus épaisse et plus solide : de la laine ou du coton. Le tapis horizontal répond à des besoins immédiats d’ordre fonctionnel et plutôt pratique. Alors que par sa brillance, sa finesse et une main d’œuvre très sophistiquée, le tapis en soie s’approprie une temporalité plus longue du point de vue de la production. Celui-ci change la fonction de nos intérieurs et leur assigne une nouvelle mission qui relève plutôt de l’esthésie : la verticalité en soie transforme nos maisons en un lieu d'exposition d’art. Le tapis en soie devient ainsi un tapis-tableau qui réorganise nos relations avec l’espace : notre salle peut-elle se substituer à un musée d’art ? Si la réponse est positive, c’est parce que l’objet domestique peut se doter d’une dimension utopique qui nie son aspect fonctionnel pour se rapprocher de l’objet du design. C’est ce qui théâtralise le tapis et change de même notre intérieur en une scène artistique. A ce sujet, on peut se référer à A. Beyaert-Geslin :
[L’objet de design emprunte à la distanciation théâtral dans la mesure où il se donne en spectacle et se destine à lui-même un spectateur, une instance d’observation conviée à assister à la requalification de la pratique ordinaire dans la mesure où, associant de même le faire et l’être (le faire permettant de comprendre l’être), il en réunit les prérequis sémiotique : un horizon, un noyau et des actants. S’il diffère pourtant de la vie quotidienne, c’est en raison d’une requalification de son horizon par la finalité sans fin de l’art. Cette différence de finalité jette une lumière nouvelle sur la définition de la scène prédicative qui ressortit désormais au domaine du théâtre et non de la vraie vie]. (2012 : 122)
Le tapis théâtral crée donc une certaine distance entre le tapis et les usagers. Tout se passe comme si le tapis en soie restait distant de nous, nous refusant son aspect tactile au profit du seul trait visuel pour nous dominer. Le tapis-musée devient ainsi envahissant. C’est lui qui re-métaphorise notre espace. C’est lui qui nous domine. C’est lui qui nous maîtrise. Il s’agit donc du tapis qui réorganise notre espace par son caractère d’objet esthétique et distant.
L’espace familier devient ainsi l’espace du partage. Un espace social avec des traits de collectivité. Le particulier change en divers et en multiple.
4. Espace de distribution et de réinsertion
S’oppose ainsi au tapis vertical le tapis couché sur le plancher ou sur le sol de notre intérieur. La matérialité du tapis change. D’une matérialité très fine et très légère, on passe à une matérialité plus épaisse et moins fine.
Il s’agit des tapis de consommation et d’usage. De cette façon, le rapport humain change. C’est la réalité pratique qui prend le dessus sur l’aspect utopique. Nous n’avons pas l’intention de dire que le niveau pratique mise en jeu par une relation du corps à corps amoindrit la valeur significative des relations que nous entretenons avec le tapis. Nous voudrions tout simplement dire que le tapis horizontal se caractérise par l’agencement de nos actions qui changent les scènes théâtrales en des valeurs suscitées par le déroulement de nos actions quotidiennes (faire la prière sur un tapis est une action qui réajuste la signification de ce tapis). Selon J. Fontanille :
…le cours même de la pratique est un agencement d’actions qui construit, dans son mouvement même, la signification d’une situation et de sa transformation. Le cours d’action transforme en somme le sens visé par une pratique en signification de cette pratique. (2008 : 3)
Il s’agit cette fois d’un rapport tactile. On s’assoit sur le tapis et on marche là-dessus, ce qui le rapproche d’une réalité pratique. En effet, d’un contenu métaphorique, imaginée, asserté, mais non assumée du tapis-musée, nous passons à un contenu pratique, assumé et maitrisé de tapis. Autrement dit, d’un mode existentiel de virtualisation, nous passons à un mode existentiel d’actualisation et puis de réalisation. Notre corps devient donc contigu au corps du tapis. Les deux corps se touchent. Mais contrairement au tapis vertical, nous sommes cette fois sur le tapis; ce qui rend compte de l’état de notre dominance. Les deux corps se trouvent cette fois dans une position d’interaction. Le tapis accueille notre corps et lui donne un statu de solidité, d’assurance et d’intimité : poser les pieds sur, s’asseoir, se coucher sur un tapis, sont autant de pratique régulatrices de notre rapport aux choses.
4.1. Tapis en laine et tapis en soie : deux univers qui se contredisent
Le tapis en laine couché sur sol nous introduit dans une relation perceptive d’ordre tactile. Le contact quotidien que nous établissons avec ce genre de tapis change la position sujet/objet en une position d’échange et d’interaction. Tout se passe comme si quelque chose de la propriété du tapis nous était transmis. Nous nous plions, nous nous allongeons, nous nous couchons sur le tapis. Ces pratiques sont autant de positions qui ressemblent à des propriétés des tapis horizontaux. Mais elles renvoient en même temps à des contenus mythiques comme repos, détente, évasion, attachement et etc. Ainsi, le tapis qui était considéré dans un premier temps comme un simple objet d’usage, devient dans un deuxième temps un objet de savoir-être. C’est ce qui nous rapproche d’ailleurs de « l’émotion esthétique ». Nous passons donc d’une expérience toute naturelle du tapis à une expérience esthétique d’ordre émotionnel. Le fonctionnel cède la place à l’événementiel.
L’émotion esthétique provient de cette union instituée au sein d’une chose créée par l’homme, donc aussi virtuellement par le spectateur qui en découvre la possibilité à travers l’œuvre d’art, entre l’ordre de la structure et l’ordre de l’événement. (Lévi-Strauss, 1962 : 37).
Le tapis en laine et horizontal remplit de cette manière deux fonctions différentes. Dans un premier temps, il ramène notre corps de la culture à la nature. Et dans un second temps, il rallie notre corps à l’événement esthétique et émotionnel. En ce qui concerne le contact naturel avec le monde, il nous fait passer de la position sociale du sujet debout, à la position naturelle du sujet allongé ou assis. Et en rapport avec le contact sensible, il nous fait vivre une expérience émotive appartenant à l’univers mythico-esthétique.
5. Immanence et transcendance du tapis
Donc nous avons affaire à deux types de tapis. Le premier c’est le tapis-tableau qui fonctionne d’une part comme objet esthétique, et de l’autre comme sujet qui remodèle notre espace tout en nous autorisant le placement ou l’intégration d’autres objets dans sa proximité. Il ouvre ainsi des champs de possibles. Il devient en fait le délégué de notre vision du monde. Il représente notre espace et idéalise notre identité. Il nous ramène donc de la nature à la culture. Le tapis en soie contient un matériau qui est responsable de sa forme de vie. En effet si son destin est celui de maintenir une certaine distance par rapport à l’observateur, c’est parce qu’il est fait d’un matériau qui le rend fragile et lui inflige donc une picturalité réservée. La forme de vie de ce genre de tapis est due au choix du matériau qui renvoie à une position à distance esthétique et au culte de la vue.
Le deuxième c’est le tapis-pratique qui nous prête ses propriétés matérielles tout en nous ramenant de la culture à la nature. Ce genre de tapis fait d’un matériau plus résistant et plus épais nous invite à le toucher et se caractérise par le toucher. C’est pourquoi il nous fait passer d’une conception idéalisée du tapis à une sensation de notre propre chair.
Se pose ainsi la question de l’immanence et de la transcendance du tapis. Le tapis-tableau ou vertical se positionne comme immanent. Distant de nous, dans une autonomie suffisante, il bénéficie d’une position de force intégrée dans sa profondeur et son épaisseur esthétique. Mais le tapis-pratique entre dans une interaction avec l’autre. Ses forces dépendent de la présence de l’autre en tant que corps en interaction avec lui. Il ne peut pas exister seulement pour lui-même; son espace devient l’espace de l’autre. C’est un tapis partagé dans tous les sens du terme. Il signifie par rapport au corps de l’autre qu’il intègre et s’il a un corps, c’est grâce au corps de l’autre qu’il remodèle et repositionne dans son propre espace. De cette façon, il donne sens et sensibilité à notre corps et au corps de l’autre. En d’autres termes, son sens dépend aussi de sa capacité de transmettre à l’autre toutes ses propriétés inhérentes. Les sentiments de chaleur, de douceur, d’intimité et d’appartenance à un lieu proviennent tous du corps du tapis-pratique. J.M. Floch parle à juste titre de deux types de style : clos et ouvert.
[Le style est le plus souvent défini comme un écart ou comme une déviance. Dans une telle approche, le style est conçu comme une ouverture, une sorte de prise de liberté par rapport à une norme extérieure à l’œuvre. Cette approche est essentiellement paradigmatique et normative (…). Mais dans une approche plus soucieuse de l’œuvre elle-même, centré sur le texte et non plus sur le contexte, le style va être défini cette fois comme une clôture. Une clôture liée à la dimension syntagmatique de l’œuvre. De plus, cette approche, attentive aux récurrences et aux constances internes à l’œuvre (…) n’est en aucune façon normative ; c’est celle des stylisations les plus proches de la sémiotique, qui se veut purement descriptive et s’attache d’abord et avant tout aux relations internes à l’œuvre. ] (Floch, 1995 : 173)
Ainsi le tapis-musée renvoie à un style clôt que nous avons identifié comme une instance immanente ; alors que le tapis-pratique fait figure d’une dimension de style ouvert qui prend sens dans le rapport avec l’autre. C’est ce fait de style que nous avons homologué à une relation transcendantale. Le schéma ci-dessous peut montrer deux styles et deux formes de vie différentes pour les tapis persans.
En comparant les deux modalités de l’objet, la vue et le toucher, A. Beyaert-Geslin met l’accent sur le fait que la mise en pratique de l’objet est capable de faire remonter la profondeur du matériau à la surface.
[Entre les dimensions de l’objet et celle de la pratique se joue une séparation entre la vue et le toucher lequel, au lieu de compléter les informations visuelles par des correspondances synesthésiques, s’impose par la manifestation. Toutes les propriétés concernées par le toucher entrent alors en jeu. Celles qui mobilisent la min (…) – comme celles qui sollicitent le corps tout entier : les propriétés thermiques, la résistance et de l’élasticité de l’objet, etc. La mise en pratique de l’objet révèle ainsi la profondeur de la modalité du toucher. Au-delà des propriétés de surface auxquelles on limite généralement la compréhension de la texture, elle dévoile la compréhension des données texturales qui font pour ainsi dire remonter la profondeur du matériau à la surface …] (2012 : 89).
Ces tapis-tableaux en soie correspondent donc à un luxe et renvoient à une conception aristocratique de l’objet d’art qui n’autorise pas, du point de vu de la pratique, l’usager à une interaction corps à corps. Une distance est mise en œuvre. C’est pourquoi, nous nous trouvons dans l’immanence de tapis. En ce qui concerne le tapis pratique, tout se passe comme si le matériau utilisé garantissait la vie des signes au-delà des rapports symboliques et esthétique. Alors que le tapis-tableau devient une métaphore du monde et de l’histoire (une révélation des vécus historiques et des courants d’art), le tapis-pratique rend compte d’une intimité des corps en partage ainsi que des expériences affectives sollicitées par les effets thermiques.
6. Tapis comme une figure-fond
Une fois installé dans nos demeures, la figure-tapis change notre maison en lieu de divertissement. Rien que par leurs figures, leurs motifs et leurs ornements, les tapis qui décorent nos intérieurs nous introduisent à tout moment dans une illusion esthétique. Cette dernière correspond à des rêves éveillés et aux désirs toujours aiguisés. Ainsi, par sa qualité figurative, le tapis nous emmène très loin. Nous pouvons à chaque moment abandonner des réalités dures de la vie quotidienne afin de nous rallier à des mondes fantastiques. En imitant soit les figures du monde naturel, soit celles du monde artistique, le tapis crée un univers fantastique et sert à modifier notre rapport aux choses et au monde. En étudiant l’univers de Disneyland, U. Eco attire notre attention sur l’importance du faux qui peut être pris pour une réalité magique plus importante que la réalité réelle.
“Le plaisir de l’imitation, les Anciens le savaient déjà, est l’un des plus inhérents à l’âme humaine, mais ici, outre le fait de jouir d’une imitation parfaite, on jouit de la persuasion que l’imitation a rejoint son apogée et que maintenant, la réalité sera toujours inférieure.” (1985 : 70)
Mais il ne faut pas oublier que les figures qui ornent les tapis sont dépendants du matériau dans l’exacte mesure où la substance-soie donne de la brillance et de l’exubérance ; alors que la substance-laine correspond plutôt à des figures mate et même ternie. Dans le tapis, l’implication de la substance modifie la vie des figures et intervient dans la réorganisation du sens du tapis. Autrement dit, la substance-soie garanti la brillance de la formes ; de même que la substance-laine participe à la mise en place d’une présence des formes mate et foncée. Nous avons ainsi affaire à deux sortes de projection : une extériorisation du côté de la soie qui transforme le tapis en tapis-exposition ; ce dernier se projette vers nous, nous atteint et nous empêche de rester indifférent vis-à-vis de sa présence ; Tandis que le tapis en laine est plutôt timide et c’est nous qui nous introduisons dans son espace.
La brillance est une qualité intrinsèque de la substance-soie. La soie fait obtenir une légèreté des formes et des signifiants tout prêts à déborder leur espace et de s’inscrire donc dans le survenir.
Avec le changement de la substance, nous nous confrontons à un nouvel engagement des signifiants. Les tapis en laine et en substance épaisse rendent les formes moins brillante, plus timide et plus discrète.
Ainsi, à un désir d’extériorisation (la soie) se substitue un désir de retrait (la laine). Ceci vient de l’effet de la substance qui détermine le mode d’existence de la forme. Mais, c’est la pratique qui change la signification engagée par la substance. Notre présence et notre contact direct avec le tapis horizontal le fait sortir de ses réserves et change les modes d’existence du tapis-laine.
Ainsi, condamnés par l’épaisseur historico-humaine à une conception pratique et une interaction corps à corps, ces tapis-laine s’inscrivent dans un parvenir qui les fait entrer dans une narrativité quotidienne. Ils font donc partie de tout un parcours qui aboutit soit à une dimension jonctive et axiologique, soit à une similitude et ajustement avec le corps humain.
De cette façon, avec une substance plus épaisse, nous passons d’un désir de retrait à un désir de co-énonciation, co-présence et co-sensibilité rien que par la pratique qui engage l’homme et le tapis dans une interaction corps à corps.
On peut en déduire qu’avec le tapis-laine, nous passons d’une conception immanentiste (retrait, limite et autosuffisance), à une conception transcendantaliste d’interaction, d’intersection et d’assimilation.
Nous pouvons maintenant rectifier ce que nous avons constaté à propos du tapis-soie. Nous avions précisé plus haut que le tapis-tableau cultive la distance, ramène de la nature à la culture, joue une théâtralisation et se tient en retrait vis-à-vis de l’usager. Cependant, nous devons ajouter maintenant que la substance-soie vient inscrire le tapis dans une tentative de briser cette distance à tout moment et à transformer ainsi sa force de l’immanence due à la distance et à la théâtralisation en une force de transcendance. Cette modification est due à la figure de la brillance du tapis qui dépend elle-même de la force du matériau-soie. La soie épouse le survenir et se projette dans l’espace de l’observateur. La substance est donc responsable de cette réinsertion du tapis dans l’espace de l’autre.
7. En guise de conclusion
Tout au long de cet essai, nous nous sommes efforcé de montrer en quoi le tapis domestique est capable de redonner sens et signification à nos maisons. Nous avons examiné deux types de tapis donnant lieu à deux styles différents : le tapis-soie que nous avons considéré dans un premier temps comme un tapis en retrait. Et le tapis en laine que nous avons identifié à un mode de pratique soumis à l’interaction. Mais dans un deuxième temps, à partir d’une analyse de la différence de la figure caractérisée par des couleurs brillante et mate, nous avons pu remarquer que le tapis en soie sort de sa réserve par une projection d’ordre du survenir et n’hésite pas à gagne le monde des observateurs. De même, nous avons pu montrer que le tapis en laine qui était voué à un retrait par sa figure foncée et mate devient un tapis pratique par une interaction corps à corps avec l’être humain. Ce qui prouve que dans tous les cas, les deux tapis en soie et en laine sont susceptibles de modifier notre mode d’existence : la soie nous transforme en des êtres soumis au survenir. La laine nous situe au rang des êtres dominés par le parvenir.
Bibliographie
BEYAERT-GESLIN, Anne (2012). Sémiotique du design. Paris : PUF.
ECO, Umberto (1985). La guerre du faux. Paris : Grasset & Fasquelle.
FLOCH, Jean Marie (1986). Les formes de l’empreinte. Périgueux : Pierre Fanlac.
FLOCH, Jean Marie (1995). Identité visuelle. Paris : PUF.
FONTANILLE, Jacques (2008). Pratiques sémiotiques. Paris : PUF.
GREIMAS, Algirdas-Julien (1987). De l’imperfection. Périgueux : Pierre Fanlac.
LEVI-STRAUSS, Claude (1962). La pensée sauvage. Paris : Plon.
LANDOWSKI, Eric (1997). Présence de l’autre. Paris : PUF.